Face à la multiplication des occupations illégales de locaux classés Établissements Recevant du Public (ERP), les autorités publiques et propriétaires se trouvent confrontés à des problématiques juridiques complexes. Ces situations créent un conflit entre le droit de propriété, le droit au logement et l’impératif de sécurité publique. La présence non autorisée d’occupants dans des bâtiments soumis à des normes strictes de sécurité constitue une préoccupation majeure pour les pouvoirs publics. Ce phénomène soulève des questions fondamentales sur la responsabilité des différents acteurs et les moyens juridiques permettant de remédier à ces situations. L’analyse des dispositifs légaux existants et de la jurisprudence récente permet de mieux appréhender les enjeux de cette problématique à la croisée du droit administratif, du droit pénal et du droit civil.
Cadre juridique des ERP et implications en cas d’occupation non autorisée
Les Établissements Recevant du Public sont soumis à un régime juridique spécifique, défini principalement par le Code de la construction et de l’habitation. L’article R.123-2 de ce code définit les ERP comme « tous bâtiments, locaux et enceintes dans lesquels des personnes sont admises, soit librement, soit moyennant une rétribution ou une participation quelconque, ou dans lesquels sont tenues des réunions ouvertes à tout venant ou sur invitation, payantes ou non ». Cette définition englobe des lieux très divers : commerces, écoles, hôpitaux, salles de spectacle, etc.
La réglementation applicable aux ERP vise avant tout à garantir la sécurité des personnes contre les risques d’incendie et de panique. Ces établissements sont classés en cinq catégories selon leur capacité d’accueil, et en types selon la nature de leur activité. Chaque catégorie et type implique des normes de sécurité spécifiques : issues de secours, systèmes d’alarme, matériaux ignifuges, etc.
L’occupation illégale d’un ERP crée une situation juridique particulièrement problématique car elle contrevient à plusieurs dispositions légales :
- Violation du droit de propriété protégé par l’article 544 du Code civil
- Méconnaissance des règles de sécurité imposées aux ERP
- Détournement de l’usage prévu et autorisé du bâtiment
Responsabilités engagées en cas d’occupation illégale
La question des responsabilités est centrale dans ces situations. Le propriétaire du local, même en cas d’occupation illégale, conserve certaines obligations. La Cour de cassation a affirmé dans un arrêt du 22 juin 2017 (n°16-15.767) que « le propriétaire d’un immeuble ne peut s’exonérer de sa responsabilité du fait des choses qu’il a sous sa garde au seul motif que le bien est occupé sans droit ni titre ».
La jurisprudence administrative reconnaît toutefois que l’occupation illégale modifie l’étendue des obligations du propriétaire. Dans un arrêt du Conseil d’État du 11 décembre 2014 (n°372445), les juges ont considéré que l’occupation sans titre d’un bâtiment public constituait une circonstance à prendre en compte dans l’appréciation des mesures que l’administration devait prendre pour assurer la sécurité.
Les occupants sans titre engagent leur responsabilité pénale sur plusieurs fondements. L’article 226-4 du Code pénal sanctionne l’introduction ou le maintien dans le domicile d’autrui d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Par ailleurs, si l’occupation entraîne des dégradations, l’article 322-1 du même code prévoit des sanctions pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.
Les autorités publiques, notamment le maire, conservent leurs prérogatives de police administrative générale et spéciale. Le Code général des collectivités territoriales confère au maire, en son article L.2212-2, le pouvoir de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les accidents et fléaux calamiteux, ce qui inclut les risques liés à une occupation dangereuse d’un ERP.
Procédures d’expulsion et spécificités liées aux enjeux de sécurité
Face à l’occupation illégale d’un ERP, plusieurs voies procédurales s’offrent au propriétaire et aux autorités publiques pour mettre fin à la situation. Ces procédures présentent des particularités lorsque des considérations de sécurité publique entrent en jeu.
La procédure d’expulsion classique, régie par les articles L.411-1 et suivants du Code des procédures civiles d’exécution, requiert l’obtention d’une décision de justice puis le concours de la force publique. Cette procédure comprend plusieurs étapes :
- Assignation devant le tribunal judiciaire
- Obtention d’un jugement d’expulsion
- Signification du jugement et commandement de quitter les lieux
- Demande de concours de la force publique si nécessaire
Toutefois, lorsque l’occupation illégale d’un ERP crée un risque pour la sécurité publique, des procédures accélérées peuvent être mises en œuvre. L’article L.521-3-1 du Code de la construction et de l’habitation permet au maire, en cas de danger imminent pour la sécurité des occupants, de prendre un arrêté ordonnant l’évacuation de l’immeuble.
Procédures d’urgence et référés
La voie du référé constitue une option particulièrement adaptée aux situations d’urgence. Le référé heure à heure, prévu par l’article 485 du Code de procédure civile, permet d’obtenir une décision de justice dans des délais extrêmement brefs. Dans un arrêt du 5 mars 2015 (n°14-10.378), la Cour de cassation a confirmé que cette procédure pouvait être utilisée en cas d’occupation illicite créant un risque pour la sécurité.
Le référé conservatoire, défini à l’article 834 du Code de procédure civile, offre une autre voie procédurale. Il permet au juge d’ordonner toutes mesures conservatoires pour prévenir un dommage imminent ou faire cesser un trouble manifestement illicite.
Dans la sphère administrative, le référé-liberté prévu à l’article L.521-2 du Code de justice administrative peut être mobilisé lorsque l’occupation illégale porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, comme le droit de propriété. Le Conseil d’État, dans une ordonnance du 29 mars 2019 (n°428747), a admis le recours à cette procédure dans le cadre d’une occupation illégale d’un bâtiment public.
La réquisition administrative peut parfois être utilisée pour légaliser temporairement une occupation, notamment lorsqu’elle concerne des personnes vulnérables. L’article L.2213-24 du Code général des collectivités territoriales permet au maire de prescrire la réparation ou la démolition des édifices menaçant ruine. Cette procédure peut indirectement conduire à l’évacuation d’un bâtiment occupé illégalement.
La jurisprudence admet de plus en plus la prise en compte de l’impératif de sécurité comme motif justifiant l’accélération des procédures d’expulsion. Dans un arrêt du 4 juillet 2018 (n°17-22.475), la Cour de cassation a validé une expulsion sans délai au motif que l’occupation créait un « risque avéré pour la sécurité des occupants et des tiers ».
Risques juridiques et responsabilités pénales liés aux atteintes à la sécurité
L’occupation illégale d’un ERP génère des risques juridiques considérables pour l’ensemble des acteurs concernés. Ces risques sont notamment de nature pénale lorsque la sécurité publique est compromise.
Le Code pénal sanctionne plusieurs comportements susceptibles d’être caractérisés dans le cadre d’une occupation illégale d’un ERP. L’article 223-1 réprime « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». Ce délit de mise en danger d’autrui est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
La jurisprudence a précisé les contours de cette infraction dans le contexte des bâtiments non conformes aux normes de sécurité. Dans un arrêt du 4 octobre 2005 (n°04-87.654), la chambre criminelle de la Cour de cassation a condamné un propriétaire pour mise en danger d’autrui après avoir loué un local ne respectant pas les normes de sécurité incendie.
Responsabilités en cas de sinistre
Si un sinistre survient dans un ERP occupé illégalement, la responsabilité pénale des différents acteurs peut être engagée sur le fondement des infractions d’homicide ou de blessures involontaires (articles 221-6 et 222-19 du Code pénal).
La responsabilité du propriétaire peut être engagée même en cas d’occupation illégale. La Cour de cassation, dans un arrêt du 27 février 2007 (n°06-83.279), a considéré qu’un propriétaire qui n’avait pas pris les mesures nécessaires pour faire cesser une occupation dangereuse pouvait être tenu pour responsable des conséquences d’un incendie.
Les autorités publiques, particulièrement le maire, peuvent voir leur responsabilité engagée en cas de carence dans l’exercice de leurs pouvoirs de police. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 28 novembre 2003 (n°238349), a jugé qu’un maire qui n’avait pas pris les mesures nécessaires pour faire évacuer un bâtiment dangereux avait commis une faute de nature à engager la responsabilité de la commune.
Les occupants sans titre eux-mêmes peuvent être poursuivis s’ils ont contribué à créer ou aggraver le risque, notamment en dégradant les équipements de sécurité. L’article 322-6 du Code pénal, qui réprime la destruction par incendie, prévoit des peines pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende.
Obligations spécifiques liées au statut d’ERP
Le non-respect des réglementations spécifiques aux ERP constitue une infraction pénale. L’article R.152-6 du Code de la construction et de l’habitation punit d’une amende de 1 500 euros le fait pour un exploitant de ne pas respecter les mesures de sécurité. Cette amende peut être multipliée par cinq lorsque l’auteur est une personne morale.
La jurisprudence a établi que les règles de sécurité applicables aux ERP devaient être respectées même en cas d’occupation non autorisée dès lors que le local accueille effectivement du public. Dans un arrêt du 14 mars 2013 (n°11-81.699), la Cour de cassation a confirmé la condamnation d’un occupant sans titre qui avait organisé des événements ouverts au public dans un local ne respectant pas les normes de sécurité.
Le juge administratif reconnaît aux autorités publiques un pouvoir étendu pour faire cesser les situations dangereuses. Le Conseil d’État, dans une décision du 16 novembre 2018 (n°420234), a validé un arrêté préfectoral ordonnant la fermeture immédiate d’un établissement occupé illégalement au motif qu’il présentait un « danger grave et imminent pour la sécurité des occupants ».
Mesures préventives et stratégies juridiques pour les propriétaires d’ERP
Face au risque d’occupation illégale, les propriétaires d’ERP peuvent mettre en œuvre diverses mesures préventives et stratégies juridiques pour protéger leur bien et limiter leur responsabilité.
La sécurisation physique des locaux constitue la première ligne de défense. Cette sécurisation peut prendre plusieurs formes :
- Installation de systèmes d’alarme et de vidéosurveillance
- Renforcement des accès (portes blindées, grilles)
- Condamnation temporaire des ouvertures en cas d’inoccupation prolongée
- Rondes de surveillance régulières
La jurisprudence reconnaît l’importance de ces mesures préventives. Dans un arrêt du 7 juin 2018 (n°17-17.438), la Cour de cassation a considéré que l’absence de mesures de sécurisation d’un bâtiment inoccupé pouvait constituer une négligence fautive du propriétaire.
Protection juridique anticipée
Sur le plan juridique, plusieurs démarches préventives peuvent être entreprises. La constatation régulière de l’état des lieux par huissier permet de constituer des preuves en cas de contentieux ultérieur. Ce constat peut s’avérer particulièrement utile pour démontrer l’état du bâtiment avant une occupation illégale et faciliter l’évaluation des dommages éventuels.
La déclaration de vacance auprès des autorités administratives permet de signaler officiellement l’inoccupation temporaire d’un local. Cette démarche peut faciliter l’intervention des forces de l’ordre en cas d’intrusion.
L’ordonnance sur requête prévue à l’article 493 du Code de procédure civile permet d’obtenir, avant même toute occupation, une décision judiciaire autorisant l’expulsion de tout occupant sans droit ni titre. Le Tribunal judiciaire de Paris, dans une ordonnance du 5 janvier 2021, a admis cette procédure préventive pour un bâtiment présentant des risques particuliers pour la sécurité.
La conclusion d’un contrat de gardiennage ou d’une convention d’occupation précaire peut constituer une solution intermédiaire pour éviter les occupations illégales tout en maintenant une présence légale dans les locaux. La Cour de cassation, dans un arrêt du 19 novembre 2015 (n°14-23.684), a rappelé que la convention d’occupation précaire constituait un titre légal d’occupation permettant d’éviter la qualification d’occupation sans droit ni titre.
Collaboration avec les autorités publiques
La coopération avec les autorités publiques constitue un élément clé de toute stratégie préventive. L’information régulière de la municipalité et des services de police ou de gendarmerie concernant l’état d’occupation d’un ERP facilite l’intervention rapide en cas d’intrusion.
Le signalement préventif auprès de la commission de sécurité compétente permet d’établir un dialogue constructif avec les autorités chargées de la prévention des risques. Ce signalement peut inclure une description des mesures de sécurisation mises en œuvre pendant la période d’inoccupation.
La jurisprudence administrative reconnaît l’importance de cette collaboration. Dans un arrêt du 13 mai 2019 (n°416373), le Conseil d’État a considéré que le propriétaire qui avait informé régulièrement les autorités publiques de l’état de son bien avait satisfait à son obligation de vigilance.
L’adhésion à une association de propriétaires ou à un groupement d’intérêt peut permettre de mutualiser les moyens de surveillance et d’action juridique. Ces structures collectives peuvent notamment financer des actions en justice ou des campagnes de sensibilisation.
Le recours à des assurances spécifiques couvrant les risques liés à l’occupation illégale constitue une protection financière importante. Ces contrats peuvent notamment couvrir les frais de procédure, les dommages matériels et la responsabilité civile du propriétaire.
Évolutions législatives et perspectives juridiques face aux occupations illégales d’ERP
Le cadre juridique relatif aux occupations illégales d’ERP a connu des évolutions significatives ces dernières années, et de nouvelles perspectives se dessinent pour répondre aux enjeux contemporains.
La loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN) a renforcé les moyens d’action contre les occupations illégales. L’article 201 de cette loi a modifié la procédure d’expulsion en réduisant les délais et en simplifiant les démarches administratives. Cette réforme permet notamment au préfet d’accorder le concours de la force publique sans attendre la décision du juge de l’exécution en cas de risque pour la sécurité.
La loi n°2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) a introduit de nouvelles dispositions facilitant l’intervention des autorités publiques. L’article 73 de cette loi a notamment renforcé les pouvoirs du maire en matière de police des immeubles menaçant ruine.
Tendances jurisprudentielles récentes
La jurisprudence récente témoigne d’une prise en compte accrue des enjeux de sécurité dans le traitement des occupations illégales d’ERP. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n°2018-772 DC du 15 novembre 2018, a validé les dispositions de la loi ELAN renforçant les sanctions contre les occupations illégales, considérant qu’elles établissaient un juste équilibre entre le droit de propriété et le droit au logement.
La Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt Winterstein et autres c. France du 17 octobre 2013 (n°27013/07), a rappelé que toute expulsion devait respecter le principe de proportionnalité, mais a reconnu que les impératifs de sécurité publique pouvaient justifier des mesures d’évacuation rapide.
Le Conseil d’État, dans une décision du 22 juillet 2021 (n°443220), a précisé les conditions dans lesquelles les autorités administratives pouvaient ordonner l’évacuation d’un ERP occupé illégalement. Cette jurisprudence établit que la préservation de la sécurité publique constitue un motif légitime d’intervention administrative, même en l’absence de décision judiciaire préalable.
Propositions de réformes et perspectives
Plusieurs propositions de réformes sont actuellement en discussion pour améliorer la gestion des occupations illégales d’ERP. La proposition de loi n°4194 déposée le 25 mai 2021 à l’Assemblée nationale vise à renforcer les sanctions pénales contre les occupations illégales créant un risque pour la sécurité.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans son avis du 26 juin 2020, a recommandé l’adoption d’une approche équilibrée prenant en compte à la fois les impératifs de sécurité publique et la nécessité de proposer des solutions de relogement adaptées.
Au niveau européen, la Cour de justice de l’Union européenne développe une jurisprudence qui pourrait influencer le droit français. Dans un arrêt du 10 septembre 2020 (C-738/19), la Cour a considéré que les mesures d’expulsion devaient respecter le principe de proportionnalité tout en reconnaissant la légitimité des interventions motivées par la protection de la sécurité publique.
Les collectivités territoriales expérimentent de nouvelles approches de prévention et de gestion des occupations illégales. Certaines municipalités ont mis en place des dispositifs de « convention d’occupation temporaire » permettant de régulariser provisoirement certaines situations tout en imposant le respect des normes de sécurité fondamentales.
Les associations de propriétaires et les organisations de défense des droits des personnes sans logement développent des initiatives conjointes visant à concilier la protection du droit de propriété et la recherche de solutions dignes pour les personnes en situation de précarité. Ces démarches partenariales pourraient inspirer de futures évolutions législatives.
La question des occupations illégales d’ERP s’inscrit dans une réflexion plus large sur la mixité sociale et la politique du logement. Les pouvoirs publics sont de plus en plus conscients de la nécessité d’adopter une approche globale intégrant la prévention des occupations illégales, la protection de la sécurité publique et la lutte contre la précarité résidentielle.
L’évolution des pratiques juridictionnelles témoigne d’une recherche constante d’équilibre entre les différents intérêts en présence. Les juridictions développent une approche au cas par cas, prenant en compte la nature du bâtiment occupé, les risques spécifiques pour la sécurité et la situation des occupants.
